Miliana se devinait au loin, voilée dans la brume fraîche au sommet d’un haut plateau. Le massif apparaissait tel que je me l’étais imaginé, imposant, sec et vert, partout ravagé par le temps, ses chemins semés de crevasses et d’éboulis. Là où se tenaient autrefois les fellaghas, il n’y avait plus que des souffles âpres et froids, de vaines présences nées de frayeurs anciennes. Le long de la route, des hommes marchaient lentement, les mains ballantes, le visage caché sous le capuchon de leur burnous. Certains, assis sur le bas-côté, levaient des yeux indifférents. Les enfants, eux, s’arrêtaient avec une curiosité joyeuse pour voir passer le quatre-quatre. Peu à peu, des groupes se formèrent, la foule devint plus dense, plus bruyante. Miliana sortait enfin de mes songes.
Je croyais avoir inventé ce nom comme on s’inventait jadis une généalogie. Miliana n’avait été qu’une ville mythique,à laquelle ne se rattachaient que des images empruntées....,Lire la suite..
Avec ce fragment d’un récit en préparation, intitulé La Noyade,
Claudia Moatti fait un retour sur la tombe du père en ce pays,
l’Algérie, où elle est née en 1954. Et c’est pour elle l’instant où lui
est enfin donné le pouvoir de déchirer un “assourdissant silence”. Dans
ces lignes, on retrouvera l’art d’un écrivain qui, au fil de ses livres,
découvre et explore à la fois le temps et l’espace du passé.
Aujourd’hui professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris VIII.
Dictées par les impressions d’autrui, inspirées de toutes ces photographies où je ne figurais jamais ; une ville d’absence et de légende. Combien de temps y étais-je restée ? Je n’aurais pu le dire exactement et la passion des adultes pour le secret m’avait mise dans un état d’innocence extrême : je ne savais presque rien des drames qui s’y étaient déroulés. J’avais jusqu’alors vécu sans repères, sans histoire. Il avait fallu ce voyage pour que ma ligne de vie se prolonge vers le passé.
Dictées par les impressions d’autrui, inspirées de toutes ces photographies où je ne figurais jamais ; une ville d’absence et de légende. Combien de temps y étais-je restée ? Je n’aurais pu le dire exactement et la passion des adultes pour le secret m’avait mise dans un état d’innocence extrême : je ne savais presque rien des drames qui s’y étaient déroulés. J’avais jusqu’alors vécu sans repères, sans histoire. Il avait fallu ce voyage pour que ma ligne de vie se prolonge vers le passé.
C’est à l’intérieur du village que mes souvenirs commencèrent à s’éveiller. Je sentis que quelque chose s’agitait en moi, si longtemps refoulé, demandait à naître, si longtemps écarté. Il suffisait donc d’être là, de fouler le sol de l’enfance pour que du contact même avec la terre surgissent des bribes de vie ? J’avais rarement éprouvé un tel sentiment de familiarité, d’intimité même avec un lieu. Sans doute, je ne reconnaissais rien de précis, mais des bruits, des silhouettes, des noms me revenaient en mémoire, que je n’avais jamais visités.
Devant l’ancienne villa de mes grands-parents, la vie s’était arrêtée. Même le réel était intact ! Je franchis librement le portail et m’enfonçai dans le jardin.
Il me paraissait beaucoup plus petit que ce qu’on m’en avait toujours dit. Et même plus petit que sur les photographies. L’étroit espace vert entourait la maison et débouchait à l’arrière sur une terrasse. Je restais là, immobile, cherchant à évoquer quelques images, lorsque surgit une vieille femme d’âge biblique. Minuscule, ratatinée et de grands yeux bleus égarés. Elle s’approcha tranquillement, m’interrogeant du regard.
A peine eut-elle entendu mon nom que son visage s’illumina. Elle sourit tristement et devint extrêmement volubile. Ses yeux inquiétants se mirent à briller, ses mains s’animèrent. Tout en m’observant avec tendresse, pleine d’un intérêt effarouché, elle se nomma à son tour et me dit qu’elle m’avait connue enfant. Ce fut un moment de grande effusion, de rires et de gestes tendres. Elle me racontait ma jeunesse, je lui parlais de mes neuf oncles et tantes. Appuyée sur mon bras, elle écoutait avec attention et compassion les détails de leurs vies, posait des questions, s’exclamait. Soudain, remettant en place, d’un geste timide, son fichu tout collant de crasse, elle me demanda ce qu’étaient devenus mes grands-parents. Quand elle eut appris leur mort, le charme fut brisé : elle s’émut, frissonna, émit des sons bizarres où se mêlaient l’arabe et le français, poussa de longs gémissements, leva vers le ciel la tête et les bras, m’embrassa éperdument une dernière fois, puis, ajustant fébrilement son misérable fichu qui glissait, elle répéta, les yeux fermés, des mots incompréhensibles, et sa litanie s’épuisa peu à peu dans les larmes. Sa voix s’amenuisa, elle semblait s’éloigner d’elle-même, un immense désarroi se lisait sur son visage. De quels rivages lointains parlait-elle ? Me vit-elle partir ? M’entendit-elle dire que je reviendrais ? Prostrée au milieu du jardin, l’ombre s’enfonça dans un silence étrange : ses lèvres continuèrent longtemps à remuer sans émettre un son, puis elle disparut.
Je n’osai me retourner et, m’arrêtant à nouveau devant le portail, j’hésitais à accomplir les autres rituels : et si tout le passé allait ainsi s’évanouir ? Je sonnai cependant de toute force. Des pas traînants se firent entendre. Un homme en djellaba entrouvrit, l’air ensommeillé : il n’était que sept heures trente du matin.
Je me présentai et lui demandai l’autorisation de revoir l’ancienne maison familiale. Il eut un moment de stupeur puis me dit d’attendre quelques instants dehors. Quand il revint, habillé à l’européenne, il avait l’air détendu, heureux même, et m’offrit de tout me montrer. “Vous verrez, rien n’a changé”, dit-il. Et son regard était si fier lorsqu’il prononça ces paroles !
Rien n’avait changé en effet : rideaux, carrelages, meubles, tapis, je me rappelais soudain tout. Les moindres objets étaient encore à leur place. C’était donc hier ? “Et pour que cela ne s’abîme pas, ajouta-t-il en passant dans le salon, j’ai tout recouvert de draps blancs. Tenez, voyez, retirez-les, je ne mens pas.” Il riait. Des suaires partout, des draps de mort recouvraient tous les souvenirs. A chaque pas, il dévoilait un meuble. Je le suivais machinalement et mon regard s’accrochait à ces gestes d’un autre âge. Il insistait pour que je voie tout : “Je n’ai pas modernisé la cuisine, non plus, j’ai tout conservé en état. L’évier en pierre est toujours là. Venez, approchez… Et le bureau de votre grand-père ? Vous l’avez vu ? Par ici, je vous précède.”
Ainsi cet homme, qui avait reçu la demeure d’une famille française en 1962, en avait préservé les traces. Comment avait-il pu vivre ainsi, entouré de tant de présences ? Et pourquoi cette joie, sans malignité d’ailleurs, à me montrer les fruits de ses efforts, son respect du passé ? Pourquoi ce visage soudain rayonnant ? Que je fusse venue, que j’eusse osé frapper à sa porte avec une familiarité non contrôlée, cela lui semblait-il normal, même nécessaire ?
Comme des dieux païens chassés de leurs temples, les premiers habitants de cette demeure y avaient laissé leur âme, et, pendant des années, par une sorte de piété admirable, leur successeur l’avait en quelque sorte veillée, s’interdisant d’en éteindre à lui seul le dernier souffle. C’était moi la première, qui, en y entrant après vingt ans d’absence, venais de lui en donner l’autorisation : c’était moi qui avais chassé mes grands-parents. Les vestiges des temps anciens, ces témoins qu’il avait jugés intouchables, pouvaient enfin devenir de simples objets qu’on déplace, qu’on jette. Sur le sol gisaient, informes, les draps blancs.
Je quittai la maison après avoir accepté de retrouver l’homme une demi-heure plus tard dans un café sur la place de l’Horloge. En attendant, je flânai dans les rues décorées de grandes peintures édifiantes. Au café, on s’étonna de voir entrer une femme. Mais après quelques secondes de surprise, chacun retourna à sa conversation.
L’Algérien franchit la porte d’un pas décidé. Je sus immédiatement qu’il avait quelque chose d’important à me dire. Il s’assit visiblement embarrassé puis me supplia de rester quelques heures encore à Miliana : “J’aimerais vous laisser un souvenir, vous offrir quelque chose qui vous ferait plaisir.” Il me regarda longuement et reprit : “Je voudrais vous donner le lustre en cristal de votre grand-mère… avec les symboles juifs.” Je ne compris pas très bien. Je m’imaginai repartir à travers le désert, avec l’énorme lustre ballotté de droite à gauche, cliquetant à chaque soubresaut : une sorte d’exode symbolique à la lumière du passé ! L’idée me sembla belle, mais les symboles juifs m’obsédaient. Pourquoi avait-il ajouté ce détail ? Je cherchai mille raisons pour refuser, lui dis que je détestais les objets, qu’ils encombraient les humains ; lui assurai que je ne pourrais franchir la douane avec un tel objet. En fait, je ne pensais qu’aux symboles… Ce n’est que quelques jours plus tard que j’éprouvai les plus grands regrets : cet homme à qui j’avais en quelque sorte rendu la liberté m’avait offert la lumière.
“Restez au moins un jour, nous avons des choses à nous dire !” Je fus tentée ; mes compagnons de route, eux, en avaient assez et me suppliaient du regard. Je dus refuser encore. Que de regrets ! Une chose me consolait : devant les autres, nous n’aurions pu parler. Nous n’aurions pu aborder la question qui nous touchait tous les deux : où sommes-nous, nous qui vivons dans un lieu d’emprunt, nous qui sommes chacun à notre façon des exilés ?
J’aurais voulu, pourtant, évoquer avec lui ce jour d’exode, où, derrière le bastingage d’un bateau, j’avais vu disparaître l’Algérie à jamais interdite, lui expliquer la dualité permanente de mon être – ce sentiment, qui depuis me tailladait, d’être là et ailleurs, d’être physiquement là et ailleurs en esprit. Je lui aurais dit aussi combien j’avais rêvé à la chaleur qui tombe sur les épaules, aux pas sur le sol sec, au sable brûlant de midi. On m’avait si souvent dit : tu n’as pas le droit de pleurer un pays qui n’est pas le tien ! Sans doute ne suis-je pas tout à fait algérienne, mais comme une Algérienne j’aime ce pays, ses blés que mon père a jadis caressés sous le vent, sa lumière éblouissante et dure. L’Algérie, lui aurais-je dit, est ce Sud absolu que j’ai toujours chéri, cette part magique de la Méditerranée que j’ai convoitée, cette part tragique de moi-même qui me reste inaccessible mais qui nourrit tous mes rêves de beauté.
Mais ces mots, il ne les entendit pas.
Je lui demandai seulement, comme un dernier service, de m’indiquer le chemin du cimetière juif. Il sembla gêné, hésita, se fit évasif, puis refusa, invoqua de curieuses raisons : “C’est un espace interdit, en dehors de la ville”, ou “Vous ne trouverez pas… Partez, c’est une entreprise insensée.” Que cachait-il donc de si terrible ? Je le saluai sans insister et me dirigeai vers la sortie de Miliana.
Le cimetière s’étendait sur une vaste colline juste à l’extérieur du village. Je ne l’avais pas remarqué à l’arrivée. Aucune indication : ni pancarte, ni barrière non plus. Tout était désolé. Je compris vite l’hésitation de l’homme : le cimetière juif de Miliana avait subi tous les outrages – le viol odieux de la mémoire.
Eventrées, retournées les tombes, à coup de marteaux haineux ! Sur cette colline dévastée, parmi ces fragments de pierre, par où commencer ? Dans cette confusion infâme de vies, d’époques, comment retrouver la tombe de mon père ? Des lettres hébraïques jetées çà et là, des vœux d’éternité et de sérénité anéantis ! Où étaient l’éternité et la sérénité quand il n’y avait que violence et deuil ? J’imaginai la plainte des morts, les plaintes des oubliés, perdues à jamais, dispersées aux quatre vents. En lisant ces noms renversés à mes pieds, rassemblés ou séparés par la violence, je songeai à toutes les histoires que ce lieu aurait pu raconter. Je trébuchai sur des mots brisés dont les échos se perdaient sans bruit dans la terre : voyelles, syllabes d’amour, paragraphes de culpabilité, pages entières d’implorations, livres de misère morale, tous cris étouffés de ceux qui n’avaient plus rien à dire. Que de souffrances, que de larmes dans ces lettres de douleur ! Des fleurs parfois avaient recouvert les portraits brisés, profils étranges, fragments de soi : mais c’étaient des fleurs sèches et sauvages. Je courus en tous sens, fouillai la colline, anxieuse à l’idée de ne retrouver aucune trace, partagée entre le désir de savoir si mon père était bien mort et la peur de mettre un point final à tout ce passé. La terre labourée, souffrante, était ouverte comme pour recevoir de nouveaux morts. Allait-on assister à d’innombrables enterrements célébrés le même jour et dans le plus grand désordre ? Les hommes avaient-ils perdu la raison ? Soudain, je découvris trois tombes intactes dont l’une portait le nom de mon père.
C’était la seule trace de lui depuis si longtemps ! Combien d’années pour venir jusqu’ici, m’asseoir devant cette tombe protégée par miracle ! J’avais pourtant tellement douté lorsque j’étais enfant, persuadée que l’on m’avait menti, que je le reverrais un jour. Que de fois, au détour d’une rue, ne m’étais-je pas retournée brusquement, pensant qu’il me suivait mais n’osait m’appeler. Que de fois m’étais-je adressée à lui, que de rêveries, de joies brusquement nées, brusquement éteintes !
Si au moins, au cours de cette terrible nuit d’Alger, on m’avait laissé voir le corps abandonné de mon père, si au moins on m’avait dit qu’il s’était donné la mort, alors je n’aurais pas tant attendu pour être sûre. J’aurais compris que tout était fini. Je me serais penchée vers lui, les sourcils froncés par la douleur et la surprise, dans l’alignement des siens si douloureux, mon visage mat et vivant contre le sien si blanc, et j’aurais embrassé, caressé son front. Le mensonge au contraire m’avait arraché une part de vie : pendant des années, j’avais porté en moi quelque chose d’inachevé, incapable de m’incarner totalement. J’avais été possédée par un corps absent, exilée de mon propre corps par un être sans corps, une part de moi-même comme contrainte au silence et à l’errance.
Désormais cet assourdissant silence qui m’empêchait de vivre, ce silence pesant qui me traînait comme une détenue, ce silence qui m’embrasait en secret, j’allais enfin le crier…
Claudia Moatti « Miliana, Algérie », La pensée de midi 2/2001 (N° 5-6), p. 106-111.
URL : www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2001-2-page-106.htm.
URL : www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2001-2-page-106.htm.
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